Le Genie des 404

 

Le jour même où la nouvelle de la libération économique parvînt au petit port de Sao-Marinero-sin-zapatos, le gros Amilcar-Cabral décida de vendre sa voiture.

 

C’était un petit homme d’un naturel joufflu qu’un régime alimentaire privilégié en tant que directeur aux Conserveries Du Peuple arrondissait du ventre et du fessier.

Sa voiture était une épave de la marque Peugeot, modèle 404.

Le señor Amilcar-Cabral dos Santos la tenait de son père qui l’avait reçue en héritage de son propre père – le grand homme de la famille, en son temps fonctionnaire de l’Administration Coloniale des Postes, des Douanes et de la Pêche.

Depuis la Révolution Populaire, elle reposait sur ses jantes nues, cabossée et corrodée, dans le terrain vague jonché de détritus et de poubelles qui bordait la plage.

A son arrière, une griffe de chrome brisée indiquait encore qu’elle avait été à injection.

 

Dans l’espoir de transformer cette carcasse en un glorieux Véhicule A Vendre, le señor dos Santos réunit tous les outils qu’il possédait, soient un marteau à la masse usée aux deux extrémités, un tournevis au manche de bambou, une douzaine de tortillons de fer et autant de bouts de câbles électriques. Puis il se dirigea résolument vers la plage aux ordures.

 

Quand il ouvrit la portière de la 404, il se figea de surprise.

Allongé sur la banquette, un homme dormait !

Un incroyable sans-gène, long et maigre, aux très grands pieds sales, coiffé d’un petit chapeau noir dont le bord était rabattu sur ses yeux.

 

L’âme de propriétaire d’Amilcar-Cabral dos Santos se révolta devant cet outrage. Il secoua durement l’épaule de l’intrus.

- Eh, toi !

L’homme se redressa très lentement, dépliant l’un après l’autre ses longs membres osseux. Il repoussa d’un interminable index le chapeau en haut de son front, découvrant deux grands yeux jaunes. Puis il adressa un aimable sourire à son visiteur.

- Bien le bonjour, enchanté, mon sympathique monsieur…

- Qu’est-ce que tu fais ici ? cria Amilcar-Cabral.

L’inconnu le dévisagea longuement, une lueur étonnée au fond de ses extraordinaires yeux de chat, avant de laisser tomber, du ton de celui qui énonce une évidence :

- Je suis le génie des 404, voyons…

Une puissante envie de rire enfla la poitrine d’Amilcar-Cabral. Il sentit son ventre tressauter et les commissures de ses lèvres remonter vers ses oreilles et dut faire appel à toute la discipline acquise au service du Parti du Peuple pour repousser au fond de son gosier cette intempestive et incompréhensible hilarité.

- Et moi je suis le génie des coups de pied au cul, ricana-t-il, sors de ma voiture !

 

*

 

Le génie était un homme averti.

Un gars rompu à toutes les vicissitudes.

Au premier coup d’œil, il avait compris qu’en la personne de ce petit homme grassouillet se présentait un sérieux problème.

Dés cet instant, toutes les ressources de son esprit prodigieux étaient mobilisées pour évaluer son adversaire et inventer la ruse qui le sortirait d’affaire.

 

Il leva avec grâce ses deux longues mains, les doigts frôlant la couverture déchirée du toit de la voiture, et déclara gentiment :

- Je dois te prévenir en toute amitié, toi qui m’as l’air infiniment sympathique, qu’on ne chasse pas comme cela un génie des 404 de la voiture où il a élu domicile ; il est bien connu que cela peut coûter très cher.

Le señor dos Santos blêmit et ne put s’empêcher de balbutier :

- Cher ?

 

Il se laissa tomber à l’intérieur de la cabine, sur la banquette de moleskine.

- Voyons, soupira-t-il, prenons les choses dans l’ordre… D’abord, quel genre de génie es-tu ?

Le mystérieux gaillard haussa ses maigres épaules.

- Bof… je suis un génie de génie, ce qui, si tu comptes bien, fait trois génies. Tous les génies vont par trois, c’est bien connu.

- Comment es-tu venu ?

- Par la mer, évidemment.

- En nageant ? s’exclama Amilcar-Cabral.

- Mais non, en flottant dans une bouteille ! Les génies voyagent en bouteille de première classe, c’est bien connu…

- En bouteille ?

- Bien sûr, nous sommes même tout spécialement chargés du courrier des naufragés, ce que tu n’ignores sûrement pas, car c’est un fait très connu…

 

Le génie sortit de la poche de sa veste un cigare de Jamaïque, les plus chers qu’on pût trouver chez Saturnino l’épicier.

- Ainsi, poursuivit-il, je peux te révéler que sur l’île Lincoln, par vingt sept degrés cinq de latitude sud et cinquante trois de longitude ouest, au milieu du grand désert atlantique, reposent les restes du flibustier Bencroft, surnommé le Cannibale, qui y fut abandonné par ses hommes à l’issue d’une terrible mutinerie en avril 1863…

Il alluma son cigare, tira une longue bouffée gourmande, souffla un épais nuage de fumée chargée de senteurs d’épices et reprit :

- Sache encore que sur Tapau-Nui, l’îlot maudit, à trente trois milles marins des Samoa orientales, cap au sud-sud-est, survit depuis 1944 le lieutenant Ijuzi Satanabe de l’aviation impériale japonaise, qui s’y est écrasé aux commandes de son avion et s’en est tiré par un véritable miracle…

 

*

 

Tandis que ce flot de paroles coulait dans ses oreilles, le señor Amilcar-Cabral dos Santos éprouvait un sentiment extraordinaire, inconnu et bienfaisant.

Il lui sembla que son âme s’envolait.

Qu’elle avait filé droit vers l’azur.

Qu’il planait maintenant au cœur du ciel.

Les ordures qui entouraient la 404 avaient disparu. A son regard éberlué s’offraient maintenant des horizons féeriques frangés d’écume et de cocotiers. Les vents tièdes des alizés soufflaient leur tiède chanson à ses oreilles. Dans ses narines, la lourde odeur de poisson pourri qui régnait sur la décharge avait été chassée par un air au parfum merveilleux d’iode et de sel.

Mais encore une fois, la discipline héritée du Parti fut la plus forte.

Il s’ébroua et hurla :

- Assez, tu me donnes mal à la tête !

 

Le génie émit un petit rire indulgent. Il se courba et fit apparaître entre ses mains une bouteille de rhum Tres-Estrellas, le plus cher de chez Saturnino. Il but et tendit le flacon à Amilcar-Cabral qui s’octroya à son tour une longue rasade.

Il déglutit bruyamment, rota et leva l’index comme un écolier.

- Il reste un point obscur.

- Lequel, mon cher ami ?

- Comment en es-tu sorti, de ta satanée bouteille, hein, qu’est-ce que tu réponds à ça ?

- C’est très simple : ma bouteille s’est échouée sur la plage, un gamin l’a trouvée, comme c’était un enfant curieux, il l’a débouchée et m’a libéré ; malheureusement le pauvre garçon a pris peur en me voyant surgir devant lui et il a fui en courant avant que je puisse exaucer son vœu…

 

Amilcar-Cabral tressaillit.

- Son vœu ?

Le génie frémit imperceptiblement. Un éclair de ruse flamba dans ses yeux jaunes.

- C’est bien connu, les génies réalisent les souhaits de ceux qui les délivrent…

Sa bouche se fendit et son visage entier se plissa dans le plus chaleureux des sourires.

- Tenez : comme je vous trouve extraordinairement sympathique, je vous accorde le vœu dont cet enfant n’a pas voulu…

Il bomba la poitrine et, théâtral, posa la main droite sur son cœur.

- Demandez ce que vous voudrez et je l’exaucerai !

 

Amilcar-Cabral bondit hors de la 404, secoua vigoureusement la tête, se frotta le front, agita la main devant ses yeux comme s’il chassait une mouche et cria par-dessus son épaule :

- Attends, je dois réfléchir !

 

*

 

Tournant le dos au dépotoir, il passa la ligne basse de la dune et gagna le rivage qu’il se mit à longer, les mains derrière le dos, la tête baissée, le front soucieux, en donnant des coups de pieds dans les bouquets d’algues échoués.

 

L’apercevant, une vaguelette couleur d’émeraude se précipita pour lui caresser les pieds, en lui soufflant au visage une grande bouffée d’un air merveilleux au parfum de sel et d’iode.

Un petit nuage qui paressait dans le ciel bleu se mit à danser une zarzuela endiablée à l’intention de ce drôle de gros petit monsieur qui semblait avoir des ennuis.

Un couple de mouettes lui frôla le crâne dans un vol d’une harmonie subtile ; le mâle lui récita au passage, dans son langage de mouette, les premiers vers d’un grand poème de voyage.

 

Mais, hélas…

Hélas, Amilcar-Cabral ne les vit ni ne les entendit, tout occupé qu’il était à réfléchir sérieusement.

- C’est impossible, se disait-il.

A ses basques vivaient neuf enfants, six à lui et trois orphelins adoptés après la révolution populaire, plus sa femme et la vieille mère de celle-ci, soient onze monstres voraces à nourrir, vêtir, soigner et envoyer à l’école.

Son salaire de cadre, bien qu’envié par toute la population de Sao-Marinero-sin-zapatos, ne lui permettrait pas d’entretenir en sus un génie des 404 !

Un petit génie, encore…

Un modeste…

Mais pas un génie de luxe, qui ne voyageait qu’en bouteille première classe, fumait des cigares de Jamaïque et buvait du rhum Tres-Estrellas, les plus chers qu’on pût trouver chez ce voleur de Saturnino!

Non, il fallait être réaliste…

Sérieux, ordonné et réaliste !

 

Il retourna en courant à la voiture.

- J’ai trouvé mon vœu ! cria-t-il, essoufflé.

- Parlez, cher ami.

- Je veux que tu rentres dans ta bouteille et que tu repartes par la mer.

Les paupières du génie se rabattirent sur ses yeux de chat comme les rideaux d’une scène de théâtre. Il avala une goulée de rhum, écrasa pensivement son cigare dans le cendrier de la portière et soupira :

- Ça va vous coûter cher.

Le señor Amilcar-Cabral dos Santos n’écouta que son courage :

- Je m’en fous, rétorqua-t-il.

 

*

 

Le soir-même, il rapporta au génie tout ce que celui-ci lui avait commandé : une barque de pêcheur avec sa paire d’avirons, trois caisses de rhume Tres-Estrellas et une boîte de cigares de Jamaïque.

Il y avait en outre un petit pot de peinture blanche et un pinceau, à l’aide desquels le génie inscrivit à la proue de l’embarcation, en grandes et belles lettres d’une écriture d’instituteur :

 

LA BOUTEILLE DES MERS

Première classe

 

Ayant ainsi baptisé son esquif, il grimpa à bord et se fit pousser par Amilcar-Cabral jusqu’à la première houle. Il salua une dernière fois, son petit chapeau brandi au bout de son immense bras et disparut dans les feux du soleil couchant.

 

*

 

Trois mois plus tard, les investisseurs américains qui avaient racheté les conserveries de Sao-Marinero-sin-zapatos confirmèrent le señor Amilcar-Cabral dos Santos au poste de directeur général, avec une fabuleuse augmentation de salaire à la clef.

 

Cinq de ses neuf enfants furent envoyés terminer leurs études en pension en Angleterre. La señora dos Santos se mit à mener grand train et à dépenser sans compter tandis que sa mère acceptait avec joie de vivre quelques années de plus pour profiter de cette nouvelle prospérité.

 

Saturnino l’épicier, dont le commerce était en pleine expansion, proposa de racheter l’épave de la 404, qu’il comptait ressusciter en camionnette pour ses livraisons.

Retroussant la manche de sa veste de costume d’un geste impatient pour consulter sa montre en or, Amilcar-Cabral lui répondit avec toute la hauteur dont était capable un directeur de succursale de la Fishing International Company:

- Cette 404 a appartenu à mon grand-père, haut fonctionnaire à l’Administration Coloniale des Postes, des Douanes et de la pêche ; je ne la laisserais sûrement pas servir de charrette à un épicier !

 

Chaque soir, au couchant, on peut trouver le señor Amilcar-Cabral dos Santos sur la plage de Sao Marinero, dont il a fait nettoyer les ordures à ses frais.

En bermuda et chemisette de soie, la montre d’or brillant à son poignet, un tout petit chapeau à bord étroit sur la tête, il arpente le rivage, les pieds caressés par les vaguelettes.

 

Quand d’aventure il trouve sur le sable une bouteille crachée par le ressac, il court la ramasser, colle un œil anxieux au goulot et en vérifie le fond.

Puis il pousse un soupir déchirant et, d’un geste plein de rage, rejette la bouteille vide à la mer.

 

 

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