Autoportrait

 

 

Adolescent des soixante-dix,

c’est une petite ville morne aux rues de pluie,

un collège de tôles au pied des tours A 12, A 13, A 14,

des parents menteurs qui couchent ailleurs.

Je fugue, je fuis, je vagabonde.

J’écris.

 

Soixante-quinze, berger d’alpage.

C’est moi, seul, dressé, seul,

Au sommet des grands rochers blancs, seul.

Le vent hache mes oreilles et mes doigts,

les brebis s’éparpillent dans les pierriers,

dans ma musette j’ai du vin, des livres, un carnet

tordu, taché de lard gras.

Assis sous l’ombrelle, accroupi près de la source,

Plié dans les creux des pierres, j’écris.

 

Soixante-dix sept, rock’n’roll, la grande ville.

Je suis un gamin des squats, j’ai

les cheveux en aiguilles, les os saillants.

J’arrose le ciment des murs

de pisse de bière et de poèmes,

je bombe des rimes au pochoir,

je crie la rage, clame le drame,

yeah: j’écris !

 

Quatre-vingt deux, cravate de cuir et gomina,

Costard, bottes mexicaines,

c’est moi l’écrivain voyou,

le vendu, le mercenaire.

C’est moi le gars qui crame

ses nuits sur une vieille IBM à boule.

Je crache des romans de sexe et de sang,

Des bouquins pourris pour les étagères des gares

qu’un éditeur m'achète cash

de quoi me payer des drogues et du bourbon.

J’écris, man.

Tu saisis ? J’écris vraiment.

 

Quatre-vingt huit, L’AVENTURE.

Me voilà libre oiseau,

Me porte le vent, me soûlent les horizons,

Me brûlent les soleils des suds.

Je trace ma route au travers du Sahara,

perd mon âme en Afrique et mon chemin en orient,

direction Pacifique.

Je hante le Triangle d’Or

et les bordels des ports.

Je suis pilleur de tombes, pêcheur de perles,

patron de bouge, passeur d’opium,

et tueur de kangourous.

Et j’écris, vieux. Tout ce temps-là, j’écris.

 

Quatre-vingt dix, je publie à Paris.

Oh, mon pote : mon bouquin dans les librairies,

mon nom dans les journaux,

ma pomme à la radio !

Je roucoule, je frime, je rengorge,

me gave, me gorge,

je fais le beau.

Ma copine ressemble à une Piaf,

mes amis à des artistes.

Moi, moi, moi l’écrivain, le type en vitrine,

le gars qu’écrit des livres !

 

Quatre-vingt treize, le Cambodge

m’apprend la mort.

Reporter chez les enfants de la guerre,

j’entends du sang, des cris,

je vois des pleurs de pères, de femmes,

des flammes et des misères.

Je cause à des hommes troncs

dans les salles des soldats perdus,

à des petites filles flambées

sur des lits sans draps,

à des vieilles qui rigolent

de n’avoir plus rien ni personne.

Tout ça, je l’écris.

Tu penses : j’écris tout ça…

 

Deux mille deux, enfin je me perds,

volontaire

au fond d’une forêt de Franche-Comté.

A l’ombre des charmes et des foyards,

sous les ruines d’un château pierreux,

près d’une belle dame aux yeux bleus,

enfin je trouve la paix.

Les livres s’empilent le long des vieux murs,

A ma fenêtre un héron se déploie sur la rivière,

le poêle d’hiver ronfle de toute sa fonte.

Que fais-je, à ton avis,

Courbé sur cette table de gros chêne ?

Tu devines ?

 

Les Anciennes Forges

de Chenecey-Buillon,

deux mille dix.

 

Thierry Poncet
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