Le Pavillon du Théâtre

 

Un couple de paysans, Homme et Femme Ventre-Creux, eurent un fils qui naquit si chétif qu’ils le baptisèrent Moins-Que-Rien.

 

Les années passèrent. Moins-Que-Rien ne montrait aucun goût pour les travaux des champs et beaucoup de talent pour la fainéantise, les mensonges et les bavardages à n’en plus finir. Aussi, quand il eût huit ans, Homme et Femme Ventre-Creux choisirent de s’en débarrasser. Ils le vendirent pour sept piastres d’argent, trois sacs de noix d’arec et un tonnelet de poissons séchés à un notable de la ville voisine, Monsieur Gros-Pognon.

 

Celui-ci possédait de nombreuses terres et autant de commerces, avait fonction de juge de paix et de député à la Chambre-des-Longs-Discours, portait de nombreux bijoux, des complets de soie blanche et des mules de cuir d’Arabie et se déplaçait à bord d’une Peugeot 203. Sa maison dans l’ancien quartier français était une vaste bâtisse au socle de pierre et aux murs de teck rouge, entourée d’un immense jardin planté d’hibiscus et de jasmins et creusé de petits étangs dans lesquels s’épanouissaient d’innombrables lotus.

Or, Monsieur Gros-Pognon n’aimait rien tant que le spectacle, la musique, la danse et les marionnettes de cuir du théâtre d’ombre. Aussi s’était-il fait construire au fond du parc un pavillon particulier où il passait la plus grande partie de ses journées, couché sur des coussins, une corbeille de fruits frais à portée de la main, se régalant des évolutions, chansons et simagrées des artistes qu’il faisait venir à grands frais des quatre coins du pays.

 

L’intérieur de la grande maison était le royaume de l’épouse de Monsieur Gros-pognon, Mémère Je-Compte. Celle-ci, achetée à l’âge de quatorze ans à un chef de village du nord, épousée vierge et l’étant quasiment restée depuis, était rarement de bonne humeur…

Un soir, après qu’elle eût poussé trois de ses servantes à éclater en sanglots et menacé de jeter son majordome à la rue à coups de pieds sur son derrière de paresseux, elle avisa Moins-Que-Rien, occupé à se curer le nez dans son réduit sous l’escalier.

- Eh, toi, au lieu de ne rien faire, va plutôt dire à ton gros fainéant de maître qu’il ferait mieux de s’occuper de sa maison au lieu de rêvasser devant ses saletés de danseuses !

 

Moins-Que-Rien courut au fond du jardin, se pendit des deux mains à la fenêtre du pavillon de théâtre où monsieur Gros-Pognon se délectait des arabesques d’un duo de danseuses, gonfla ses poumons et hurla du plus fort de sa petite voix :

- Eh, gros fainéant, la maîtresse Mémère Je-Compte m’envoie te dire que tu ferais mieux de t’occuper de ta maison au lieu de reluquer tes saletés de danseuses !

 

Sur la scène, les huit musiciens de l’orchestre éclatèrent de rire. Les deux danseuses interrompirent leur ballet et pouffèrent derrière leurs mains. Monsieur Gros-Pognon bondit sur ses pieds, la face écarlate, puis, ne voulant pas faire montre de colère devant de si jolis témoins, il sut se contenir.

Il inspira longuement une fois, deux fois, trois fois, grimaça un sourire en direction de Moins-Que-Rien et lui fit signe de s’approcher.

Tu n’as pas été très correct, mon garçon, le gronda-t-il doucement. Lorsque ta maîtresse te confie un message, tu dois venir discrètement à moi, attirer discrètement mon attention et me délivrer dis-crè-te-ment le message comme un garçon respectueux et bien élevé.

Moins-Que-Rien comprit que le moment était venu de se prosterner, gémir, pleurer et demander pardon, et il ne s’en priva pas.

 

Quelques jours plus tard, une servante maladroite renversa un brasero au premier étage de la maison. Les planchers et les murs de bois précieux très sec s’embrasèrent aussitôt. Bientôt, toute la domesticité courait dans tous les sens, des baquets d’eau dans les mains, dirigée à grands cris par Mémère Je-Compte.

Celle-ci avisa Moins-Que-Rien, paisiblement occupé à se curer le nez dans son réduit sous l’escalier.

- Eh, toi, le paresseux, va vite avertir ton maître que sa maison brûle et que, s’il n’agit rapidement, elle ne sera bientôt plus que ruines et cendres !

 

Monsieur Gros-Pognon fumait, allongé sur un lit d’épais coussins, le regard lointain.

Moins-Que-Rien passa lentement sa tête par la fenêtre et murmura très doucement :

- Maître, votre femme m’envoie vous avertir que votre maison brûle et que, si vous n’agissez rapidement, elle ne sera bientôt plus que ruines et cendres…

Gros-Pognon cligna des yeux, sa rêverie interrompue.

- Ah, c’est toi, Moins-Que-Rien. Que dis-tu, mon garçon ?

- Votre maison est en feu, chuchota l’enfant, si vous n’agissez rapidement, elle ne sera bientôt plus que ruines et cendres…

- Je n’entends rien, approche-toi.

Moins-Que-Rien gagna la porte d’entrée et s’arrêta respectueusement sur le seuil.

- Maître, votre maison est en feu, si vous n’agissez rap…

- Approche, voyons, que je t’entende !

L’enfant s’avança, se jeta à genoux et se prosterna, le nez au sol.

- Maître, c’est affreux. Votre maison est en feu. Si vous n’agissez rapidement, il n’en restera que ruines et cendres.

Redresse-toi, enfin !… Comment pourrais-je t’entendre si tu t’adresses au parquet.

- Moins-Que-Rien se releva.

- M’autorisez-vous à parler fort, Ô mon maître ?

- Je me tue à te le demander !

- Alors sachez que votre maison est en feu et que…

Monsieur Gros-Pognon se rua à l’extérieur en hurlant, mais ce fut pour découvrir que sa maison n’était plus que ruines et cendres.

 

 

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