L'Ogresse - Chapitre 1

 

Alors qu’on s’approchait, j’ai entendu, par-dessus les cris de chasse des hirondelles qui filaient au ras de nos têtes, des hurlements qui jaillissaient de la buanderie, ouverte sur le jardin.

Saisie, je me suis arrêtée.

Émilie écarquillait ses gros yeux ronds dans une grimace interloquée.

Les clameurs ont repris.

C’étaient les éclats d’un rire fou, hystérique. Et c’était Marjolaine qui les poussait.

La peur m’est tombée dessus comme un drap mouillé d’eau froide. Je me suis mise à courir.

 

Maman se tenait au milieu de la salle, devant les bacs à lessive d’inox. Elle était vêtue d’une seule blouse légère froissée en chiffon et trop ouverte sur les cuisses. Ses cheveux étaient noués à la diable en une crinière d’épis jaunes hérissés sur sa tête.

Hilare, écarlate, les yeux écarquillés, le regard ivre et la bouche grande ouverte, elle riait sans parvenir à reprendre son souffle.

A la main, elle brandissait la tondeuse électrique, hérissée de longs poils coincés dans les petites dents pointues.

Devant elle, sur la vieille table recouverte de toile cirée, tremblante et effarée, gémissait Sissy.

 

A cette époque, c’était encore un bébé âgé de quelques mois, un tout petit bout de chienne, une boule de poils fauve, blancs et noirs mêlés, à peine plus grande que tes animaux en peluche.

Ta mamie l’avait massacrée.

Elle l’avait rasée intégralement, y compris les pointes des oreilles et des pattes.

La pauvre ressemblait maintenant à un rat rose, un saucisson sur quatre moignons ridicules, épouvantablement laid, avec une face de gargouille au mufle écrasé dont saillaient des yeux de crapaud, comme deux énormes billes de verre noir.

 

Marjolaine hoquetait, une main plaquée sur sa poitrine.

Elle a semblé pouvoir se reprendre un instant, a inspiré un peu d’air, puis nous a regardées toutes les deux, tour à tour, tandis que remontait à sa bouche un sourire inquiétant et sardonique de sorcière.

- Elle est horrible, non ?

Sa voix grinçait, pleine d’une incompréhensible méchanceté.

- La petite chienne à sa mémère !… La chienne à sa mémère !… La petite chienne à sa mémère!…

Et elle s’est littéralement  pliée en deux, les poings au ventre, les mâchoires béantes, écarlate et hirsute, les yeux ruisselants de larmes, reprise par les hurlements irrépressibles de son fou rire.

 

D’habitude, quand Émilie passait l’après-midi avec moi, elle restait dîner, puis on partait toutes les deux faire la fête à Besançon.

Ce soir-là, elle a tourné un peu dans la cuisine, reniflé de ses grandes narines une terrine de lapin et louché vers la bouteille d’Arbois sur la table, puis, puis, bonne fille, a compris que l’ambiance n’y était pas.

Je l’ai raccompagnée jusqu’à la route. Elle a enfourché son vélo et m’a proposé :

- On sort ce soir ?

- Non.…

Elle a haussé les épaules en marmonnant :

- Tu te prends bien la tête pour pas grand chose !

Mais je lui avais déjà tourné le dos.

 

*

 

Maman avait-elle bu ?

Je ne le croyais pas. Ni dans la buanderie, ni dans la chambre, je n’avais perçu le moindre effluve d’alcool.

Je préférais croire à un coup de chaleur. Tu sais combien le soleil d’été est impitoyable. Et quelle façon il a de cogner sur les crânes à coups de masse. Tous les ans, on hospitalisait des touristes imprudents qui croyaient pouvoir se promener sans couvre-chef.

Une insolation…

Un vent de folie, qui lui avait inspiré l’idée de se servir de la tondeuse sur son chien. Son manque d’expérience dans ce domaine justifiait ce grand ratage…

 

On cherche toujours des bonnes raisons.

La réalité a beau nous brandir une grosse merde sous le nez qu’on s’acharne encore à trouver des explications rassurantes à sa puanteur.

 

Le soleil venait de passer derrière la crête de Charnay, laissant la vallée dans l’ombre. Il faisait presque nuit sur le chemin enclos sous la voûte des arbres.

C’était ce moment magique du serein, le souffle d’avant le crépuscule des journées chaudes, quand la forêt exhale comme un soupir frais et suave, lourd de parfums de terre et de mousses végétales.

La douceur éternelle de l’instant n’y pouvait rien : je me sentais si angoissée que j’en aurais crié.

 

De retour à la maison, je ne trouvais personne.

J’appelai du bas de l’escalier :

- Maman ?

Pas de réponse.

Je suis montée.

- Maman…

Elle dormait, nue sur son lit. De la fenêtre ouverte, la clarté blanche de la lune à demi pleine faisait luire comme du cuivre ses cheveux répandus sur l’oreiller.

Sur la table de chevet se trouvait une boîte ouverte de cachets somnifères.

Prise d’angoisse, je l’ai secouée.

Elle a gémi doucement et bougé un peu avant de retomber dans son profond sommeil.

 

Je n’ai pas dormi pas, cette nuit-là.

Assise sur la terrasse, j’observais la maison endormie sous la lune, dans sa couverture de lierre, et je savais au fond de moi, confusément mais avec certitude, que le danger rôdait derrière cette beauté.

Cette paix, cette douceur accueillante, ce bonheur tranquille que rien ne semblait pouvoir déranger n’étaient plus que des apparences.

Une sale bête méchante et rusée comme une fouine rôdait autour de nous.

Elle nous épiait.

Elle nous flairait.

Il fallait s’attendre à un mauvais coup.

 

 

L'Ogresse - Chapitre 1
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